La Fête des Vignerons est un fascinant ovni culturel!

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La Fête des Vignerons est un fascinant ovni culturel!

Pourquoi la Fête des Vignerons séduit, attire et inspire-t-elle tant les générations vaudoises et gruériennes depuis 1797? Alors que l’année 2019 pointe son nez, dialogue entre l’ethnologue Isabelle Raboud, directrice du Musée Gruérien à Bulle, membre de la Commission suisse pour l’Unesco et du Conseil de la Confrérie des Vignerons, et Sabine Carruzzo, historienne et conservatrice du Musée de la Confrérie des Vignerons à Vevey. 

Que représente la Fête des Vignerons à vos yeux respectivement d’historienne et d’ethnologue?

Sabine Carruzzo : La Fête des Vignerons est un fascinant ovni culturel. Elle est organisée avec ferveur, malgré les vicissitudes de l’histoire, une fois par génération depuis 1797 par les gens de la région. Son origine est même encore plus ancienne! Avant la Fête, un joyeux cortège annuel, qui rassemblait Confrères, vignerons et population de Vevey partait de l’Eglise St-Martin pour arriver, quelques heures de déambulation plus tard au bord du lac, au Jardin du Rivage, où un banquet était partagé. C’est un exemple unique de sociabilité collective, de plaisir du faire ensemble quelque chose d’extraordinaire, de la mise en avant d’un savoir-faire, d’un métier et de l’amour d’un coin de terre particulier. La Fête représente pour les gens de la région un marqueur temporel sur lequel les autres événements prennent ensuite place. Sa spécificité vient du mélange de la tradition et de la modernité dont elle est constituée. Elle est un miroir de son temps, un formidable vecteur de diffusion pour la culture contemporaine autant que la manifestation de l’ancrage de toute une région sur ses traditions séculaires.

Isabelle Raboud : Je suis une observatrice totalement participante! Difficile d’en donner un avis purement scientifique… En participant à celle de 1999 comme nouvelle habitante de la région, j’ai découvert une fête très riche de sens, de symboles, de reflets d’usages parfois méconnus, et en même temps quelque chose de totalement souple et dynamique, en perpétuelle réinvention. L’interaction entre ce qui, aux yeux de certains et c’est très divers, semble immuable et ce qui naît de l’actualité et du contexte contemporain est passionnante et, dans la fête des vignerons, particulièrement féconde. La Fête, par son ancienneté, son rythme générationnel, son ampleur met en scène des gestes, des temps forts, des mélodies et des paroles, des personnages qui sont ainsi reconnus, parfois (pas tous) transmis et forment des traditions. Elle est un miroir de chaque époque qui retravaille, de manière très actuelle, cet ensemble.

Quelle est la spécificité de la Fête par rapport à d’autres grands spectacles populaires suisses ou internationaux?

SC : Elle est plutôt d’origine «campagnarde», la ville de Vevey n’étant à la fin du Moyen Age qu’un gros bourg difficilement assimilable à un espace urbanisé d’importance – elle se déroule désormais en milieu urbain et célèbre un but concret rattaché à la terre : l’excellence du travail des vignerons à la vigne. C’est très suisse : on met en avant le travail bien fait. Sa temporalité atypique, son existence pluriséculaire en font un trésor unique. Elle est jouée par des milliers de figurants non professionnels et est organisée, en grande partie, par des bénévoles. Elle est à contrecourant des grands raouts mis sur pied par de grandes entreprises de productions de spectacles, tout en subissant aujourd’hui la complexification des réalités de ce monde du spectacle. Elle est extraordinaire par le fait qu’elle n’a jamais été une petite fête de village et que des moyens complètement hors normes sont nécessaires et mis à disposition pour sa mise en œuvre. Ce sont donc des gens très éloignés du monde du spectacle qui se mobilisent une fois par génération pour mettre sur pied l’un des plus importants spectacles de plein air de Suisse.

IR : Elle appartient à ceux qui la font! C’est un patrimoine immatériel, avec à chaque génération la volonté d’en faire un événement unique, incomparable, contemporain et profondément ancré.

Qu’est-ce qui la rend si unique à vos yeux?

 IR : Le lien entre une confrérie urbaine et le terroir viticole, l’implication (bénévole) autant des notables de Vevey et environs, que des vignerons de la région (Chablais et Lavaux) et d’une population très diverse. Pour chaque personne, il faut se poser la question de participer à la Fête ou d’aller voir le spectacle. Car cette occasion est unique, nul ne sait s’il aura la possibilité de participer la prochaine fois dans 20 ans, chacun sait pourtant qu’il aura alors passé à une autre étape de sa vie. Maintenant, à l’âge que j’ai, c’est la seule occasion de faire cette Fête. Au contraire, si vous ratez la Foire de la St-Martin ou la Fête du 1er août, vous savez bien que vous pourrez y participer l’année prochaine.

SC : Sa temporalité atypique, son assise pluriséculaire, son organisation de milice, la participation populaire, sans distinction de statut social, sa transgénérationnalité, en fait tout ce qui justifie son inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Mais aussi le fait que l’organisateur, la Confrérie des Vignerons, mette tout en œuvre afin d’assurer un spectacle, dans une liberté totale de choix, de temps, d’action !

Quelle a été, au cours du temps, et est, sa réception auprès de la population? Y a-t-il une grande évolution de perception de la Fête depuis le 18e siècle?

SC : Au 18e siècle, la population n’avait pas accès à beaucoup de spectacles et de réjouissances. La Fête des Vignerons est de ce fait un événement rare et particulièrement attendu. Cela est valable jusque vers le milieu du 20e siècle. Puis les mœurs changent, l’accès à la culture et au divertissement se démocratisent et se popularisent. Toutes les réactions qui se manifestent aujourd’hui, positives et enthousiastes, ou sceptiques voire négatives, ont depuis longtemps fait partie des Fêtes : fierté de la région, pour son rayonnement, mais aussi prix des billets excessifs, perte de simplicité, d’authenticité, perte de chiffre d’affaire de certains commerçants, place du Marché inaccessible, rupture de la tranquillité et de la quiétude de la petite cité, manque d’assiduité de certains aux répétitions… Hier les critiques déploraient le culte rendu aux faux-dieux, aujourd’hui c’est l’absence de ces derniers qui fait débat. La musique est à chaque fois, même du temps de Gustave Doret, considérée comme trop moderne.

Au temps des parades, soit avant 1797, cette déambulation à travers les rues, avec danses et arrêts devant maisons et places, était une occasion unique de se divertir, de se côtoyer en toute liberté et dans la bonne humeur. La sociabilité qui naît de toute fête des Vignerons est toujours l’un des éléments les plus goûtés des figurants et des spectateurs. La Fête vécue est transmise et racontée de génération en génération et représente un ferment important de sa transmission !

IR : La Fête mobilise une très forte énergie et est un temps exceptionnel où d’autres activités sont mises entre parenthèses, sans pour autant que cela fasse l’unanimité. Il y a des milliers de personnes prêtes à consacrer du temps, à travailler bénévolement, avec pour chacun une forte attente: que la Fête soit admirée, qu’elle réunisse les gens dans la joie. La Fête a comme partout aussi ses détracteurs qu’elle dérange. La Fête c’est donc aussi un gros enjeu pour certains responsables, pour les autorités publiques, des parents parfois aussi, car ils doivent trouver la juste mesure pour gérer cette folie, sa préparation puis les trois semaines d’un été pas comme les autres. Vevey a un passé très protestant comme l’atteste le sobriquet de «Pâtés froids» donné à ses habitants…

Comment se passe la transmission de la mémoire de la Fête? A travers les familles, les médias, les historiens?

IR : L’histoire de la fête passe par ses archives, par celles de la Confrérie qui peut ainsi connaître son passé et qui continue de suivre son objectif, celui de valoriser le travail bien fait à la vigne. Il y a une mémoire collective extrêmement large et foisonnante qui se transmet dans la Confrérie mais surtout aussi en famille, dans les sociétés locales (choeurs, fanfares, gym et autres) qui y participent et se retrouvent chaque fois un peu bousculées par la Fête, dans des bandes d’amis. L’écho des médias est important car aujourd’hui les archives des médias sont très largement réutilisées et l’écho de certaines publications se répercute quasi sans fin. D’autres éléments sont vite oubliés. Cette mémoire crée une sorte de récit après la Fête avec les vécus des uns et des autres, elle se cultive ensuite pendant une vingtaine d’année en intégrant des éléments très divers, des vécus dans la fête et des vécus en marge ou dans les caveaux…. Heureusement que les archives permettent alors aussi de retrouver l’information historique sur la Fête et son sens et de la faire connaître.

SC : Tous les vecteurs évoqués sont importants. Le musée et les archives conservent le patrimoine d’une Fête (photos, vidéos, costumes, objets, rapports des commissions, analyses diverses etc…), mais la transmission la plus importante est celle qui passe par les figurants et les spectateurs qui racontent avec ferveur ce qui a été pour eux important dans une édition. C’est pour cela aussi qu’il est si important de faire évoluer la tradition, de faire de la Fête à chaque fois un spectacle contemporain, afin de séduire les jeunes impliqués dans la Fête : c’est à eux ensuite qu’incombe de perpétuer la tradition et de travailler à la prochaine Fête, telle un maillon d’une chaîne qu’il convient de ne pas briser.

Pourquoi des milliers d’acteurs-figurants «inspirés» s’inscrivent à chaque Fête?

SC : La Fête des Vignerons est, pour certains, l’aventure d’une vie, elle permet de sortir de son train-train quotidien, de partager une aventure commune, de faire partie de la longue histoire des Fêtes, de partager le plaisir d’être ensemble et de chanter sa fierté d’être de ce coin de pays … ce ne sont malheureusement pas les vignerons-tâcherons, pourtant héros de la célébration, qui incitent en premier lieu les gens à se mobiliser pour leur faire fête !

IR : La Fête représente une intensification de ce que chacun aime faire. Beaucoup de personnes ont ainsi demandé à être choriste, se sont proposés comme musicien, meneur d’animaux, acteur-figurant. Elle est un temps fort dans la vie personnelle, familiale et sociale. C’est une occasion unique de créer des liens qui restent très longtemps. Pendant 15 ans après la fête, on se croise, on se reconnaît encore en fonction du costume que l’on a porté à la Fête précédente.

  • Le grand choeur de la Fête des Vignerons de 1955 et les bannières des communes viticoles vaudoises. Henri Kramer © Confrérie des Vignerons

  • Un soldat des troupes sanitaires, une oie et une enfant de la Saint Martin. Groupement des photographes veveysans © Confrérie des Vignerons

  • Discours de Ruth Dreifuss, présidente de la Confédération, lors du Couronnement de la Fête des Vignerons 1999. Groupement des photographes veveysans © Confrérie des Vignerons

  • Discours d’Alain Berset, conseiller fédéral, lors de l’inscription de la Fête des Vignerons au Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO le 1er décembre 2016. Sandra Culand © Confrérie des Vignerons

  • Le Château de Vevey, siège de la Confrérie des Vignerons © Confrérie des Vignerons

  • Exposition l’UNESCO & NOUS au Musée de la Confrérie des Vignerons. Daniel Bovard © Confrérie des Vignerons

Comment la Fête est perçue d’un point de vue régional, national, international?

SC : La Fête des Vignerons est d’abord une affaire régionale. Dès Lausanne, on se rend compte que l’histoire et le but de la Fête des Vignerons ne sont plus aussi connus et, comme elle n’a lieu qu’une fois par génération, on se doit de réexpliquer d’où elle vient. Mais depuis sa première édition, une proportion importante de ses spectateurs venait de loin afin d’y assister, en raison de sa spécificité et de son originalité. Elle est aussi internationale, et ce dès le développement des transports : les bateaux à vapeur pour celle de 1833, les trains en 1865, etc… Dès l’invention de la photo, on a de nombreux clichés faisant état des spectacles, les affiches de la fin du 19e siècle indiquaient les horaires des trains internationaux en direction de Vevey, les premiers films des Fêtes, diffusés en Suisse et en Europe datent de 1905 puis de 1927. Enfin, dès 1955, plusieurs créateurs étrangers ont œuvré pour son succès. La particularité temporelle et thématique de la Fête éveille la curiosité loin à la ronde et l’inscription à l’UNESCO accentue encore cette curiosité.

IR : Dès qu’on s’éloigne de la région, la Fête n’est pas forcément connue pour son rôle dans la viticulture et en lien avec les vignerons-tâcherons. Toutefois, elle est perçue comme un événement important, en lien avec l’agriculture, la terre, les saisons, la vigne. Dans toute son histoire, la Fête a été connue ailleurs, elle a accueilli des visiteurs venant de très loin et elle a veillé à jouer au mieux ce rôle avec les moyens de chaque époque.

Le label Unesco a-t-il une valeur différente vu de Vevey, Berne, Paris ou New York?

IR : C’est un label qui donne du crédit à tout objet ou tradition qui s’y voit inscrit.

La reconnaissance par l’UNESCO est une visibilité internationale certes, mais elle est aussi une responsabilité puisque seuls les porteurs de la tradition peuvent faire vivre et transmettre ce patrimoine.

SC : Le label UNESCO est une fierté pour la Confrérie, elle a valeur de reconnaissance et représente en même temps une grande responsabilité. Qu’une fête aussi particulière, organisée dans une petite ville provinciale fasse l’objet d’une labellisation UNESCO éveille la curiosité et assoit sa légitimité à l’étranger. Cela permet de mieux expliquer les valeurs sur lesquelles elle fonde son existence et sa transmission.

Il y a une attente liée à la Fête, on attend des informations, on veut entendre la musique, voir les costumes, commencer les répétitions, acheter les billets: que cristallise cette attente?

 IR : Il y a une crainte de rater une occasion unique, de n’avoir pas vu passer le bon moment pour obtenir un billet ou pour s’inscrire comme figurant. C’est lié au rythme, il n’y a pas de rattrapage possible l’année suivante. Et dans 20 ans nous serons tous différents, plus âgés, dans une autre étape de vie… et qui sait ?

SC : L’impatience d’une époque, la maladie de l’instantané, où chacun est braqué sur son smart phone, sur ses réseaux sociaux. On ne se donne plus le temps de se réjouir, d’attendre et de patienter. Les gens pensent que parce qu’ils n’ont pas d’information, les organisateurs (Confrérie, bénévoles, créateurs, professionnels) ne travaillent pas au projet. Les futurs spectateurs et les figurants veulent savoir ce qui les attend, si ce sera pareil que lors de la dernière Fête. La Fête demande à la fois de faire confiance à ceux qui la préparent, ils tiennent à certaines traditions, et aux créateurs qui se doivent de lui insuffler une vitalité nouvelle et contemporaine afin que la tradition s’en trouve vivifiée. La surprise, l’émotion, ne peuvent naître que d’une certaine discrétion. De plus, la Confrérie a l’habitude de travailler dans le temps long. Des siècles l’accompagnent. Ce compagnonnage avec les traditions issues des siècles d’activité de la Confrérie est quelque chose de tellement anachronique de nos jours. Et pourtant, la Fête a toujours été à la pointe de ce qui se fait à l’époque qui la voit naître, c’est un formidable chaudron de créativité et de révélation de talents. Ce qu’il faut dire aux gens, c’est qu’ils doivent avoir confiance, que tout est mis en œuvre pour que la Fête soit aussi surprenante, passionnante et vivante que ses devancières. Pourquoi se gâcher la surprise d’un spectacle magnifique par des révélations trop hâtives ?

La Fête, on le voit, est autant un objet de recherche pour l’université qu’un label que l’on décline sur des verres à vins, des tshirts, des opercules de crème. Comment ce grand écart est-il possible?

IR : A chaque époque, la Fête mobilise toute sorte de canaux. La recherche en est un, car il y a un besoin de comprendre ce patrimoine, les relations hommes-vignes-société. La Fête est exceptionnelle et en même temps complètement contemporaine, un véritable révélateur de la société.

SC : Si la Fête est un événement exceptionnel à bien des égards, elle est également un objet économique qui n’échappe pas aux lois du marché et du marketing. Elle grandit, se développe, fait l’objet d’une médiatisation importante, a aujourd’hui besoin de s’allier des partenaires économiques. La commercialisation des objets dérivés fait partie de cette logique … qui, soit dit en passant, existe au moins dès la Fête de 1833. La Fête est une formidable opportunité de faire des affaires pour des tas de gens qui gravitent autour.

Comment expliquer que la Fête reste un événement aussi inspirant à travers le temps? Son côté festif ou son lien avec le monde de la vigne?

 IR: Les deux, mais surtout la question du temps qui passe, et qui concerne autant la vigne que les générations, la vie de chacun. C’est à la fois le temps très long, une fête depuis plus de deux siècles, une Confrérie depuis la nuit des temps, c’est le temps de la vigne sur plus de 30 ans, c’est le temps des saisons dont on se demande si ce rythme ne s’est pas perdu, le temps du travail et celui des répétitions, l’urgence de l’immense travail à faire dans les jours qui restent jusqu’à la Fête… et d’y arriver.

SC : Que raconte-t-on dans la Fête des Vignerons à travers l’hommage rendu aux vignerons, si ce n’est la vie d’un Homme (ou d’une Femme) de la naissance à la mort, les saisons qui s’écoulent, le travail et les moments de repos et de bonheur, l’espoir en une vie heureuse dans un pays qu’on aime, les valeurs qui sont les nôtres tout cela dans une évocation poétique et festive. C’est la vie qu’on célèbre dans une Fête des Vignerons. C’est rassembleur, cela permet d’améliorer le vivre ensemble de tout un chacun. C’est donc intemporel … et immortel j’ose le croire.

Combien de décennies, de siècles, peut-elle survivre?

IR : Tout patrimoine doit s’adapter, se transformer, se rénover, se réinventer. Dans vingt ans, il y aura quelques chose, quoi que ce soit, que la Fête de 2019 aura transmis l’envie de réaliser.

SC : Elle pourra survivre tant que des vignerons auront la possibilité de vivre de leur métier, sur leurs terres, tant qu’une Fête achevée aura donné l’envie à la génération future de reprendre le flambeau, tant que les Veveysans seront d’accord d’accueillir ce grand spectacle au milieu de leur Cité… Ce sont les questionnements auxquels tentera de répondre l’exposition du printemps 2019 au Musée de la Confrérie des Vignerons!

Propos recueillis par Isabelle Falconnier